Une journée d’amitié tranquille
Francesco Pittau
Pour
Rio Di Maria
Le 18 février 2020, j’ai écrit à Rio pour lui demander s’il était disponible afin qu’on se voie le lendemain, à Amay. Comme nous avons coutume de le faire de temps en temps. Il m’a répondu que c’était possible et il a ajouté: “Dans l’espoir qu’il fasse beau comme ces jours-ci, quelle merveille cette lumière! et nous pourrons parler de tous nos projets et tutti quanti. Caro Amico, un grande abbraccio.”
Le lendemain, vers 15 h, je suis arrivé à Amay devant la Maison de la Poésie devant laquelle je gare ma voiture habituellement. Il n’y avait pas de place ce jour-là, mais en descendant vers le centre, je croise Rio, cigarillo au bec et sacoche au côté. Il me fait un signe et par un autre signe, je lui indique que je vais me parquer plus bas.
Quand c’est chose faite, je remonte vers la Maison de la Poésie. Rio est déjà à l’intérieur, à l’étage, en train de discuter du placement des illustrations de son prochain recueil. Quand il m’aperçoit, il me dit dans un sourire: “La route a été bonne?” Puis, avec un air malicieux, il me tend un bouquin neutre, sans dessin de couverture. Je lui demande: “C’est ton livre?” Et il me répond: “Non, c’est le tien…” Je le laisse terminer le placement de ses illustrations. Quand il a terminé, il me dit: “On ne va pas aller s’asseoir en bas…il y a un atelier de dessin pour les enfants… On va rester ici. Il y a des bureaux vides.” On s’installe. De sa sacoche, il tire des dessins qu’il est en train de trier pour en faire un ensemble. J’aime bien ses dessins à la fois naïfs et pleins de savoir. Un savoir presque archaïque mêlé de graphismes issus de sa terre natale, la Sicile. On parle en plaisantant. Rio a un esprit espiègle sous un masque sérieux. De temps en temps, il tire sur son cigarillo puis il me dit: “Tu as apporté des dessins? On va les regarder…” Et on les regarde.
Rio, homme de mots, se passionne pour le graphisme, pour les images. Il aime la photographie, il a dû prendre, capturer des milliers d’instants. Il aime parler des images, des films qu’il a tournés dans le temps. Il aime parler de la poésie, des poètes qu’il a côtoyés ou connus. On le sent épaté, lui, le petit Sicilien débarqué en Belgique à l’âge de 12 ans, d’être devenu un poète de langue française. Pas fier, seulement épaté d’avoir réussi à transcrire en français le monde qu’il porte en lui. Il me parle de ses derniers poèmes qui parlent de son enfance, de l’exil, de sa sidération d’être dans un monde dont il ignorait la langue. J’imagine combien ça a dû être pénible pour lui, qui sans le savoir était déjà amoureux des mots et du partage de ces mots, j’imagine combien ça a dû être pénible pour lui de ne pouvoir parler avec le professeur et les autres élèves. Doublement exilé donc.On bavarde pendant une heure en se racontant des souvenirs, en se parlant de livres que l’on vient de découvrir. Avec enthousiasme, il me fait l’éloge de Supervielle qu’il avait un peu négligé et dans l’œuvre duquel il plonge avec délices depuis quelques temps. Je ne suis pas étonné, il y a chez eux une chose commune: la rêverie dans la voix, une sorte d’éblouissement devant le Monde qui les entoure. On les sent amoureux du Monde.
Rangeant ses dessins qui jonchent le bureau, Rio décrète que l’on va aller dire bonjour à David, qui se reposait à l’étage, mais qui est visible à présent. Nous montons donc voir David trônant derrière son ordi, assis à son bureau. Et là, bavardage et discussions autour des sorties de livres. David dit que nous devrions voir comment faire pour l’expo conjointe de nos dessins que Rio et moi devons présenter dans la salle du rez-de-chaussée.
Nous saluons David et nous descendons.Là, on se partage les murs. Et quand les endroits sont définis, on décide d’aller prendre un café au bistrot tout proche où Rio est connu comme le loup blanc. Nous nous asseyons en terrasse (couverte). Et là, re-bavardage. On bavarde beaucoup quand on se voit. On bavarde même énormément. Un jour, nous avons “bavardé” de 14 h 30 à presque minuit. On se raconte des anecdotes, des bévues, de belles surprises, des lectures, des non-lectures, on divague, on déconne, on s’attriste sur des choses disparues, des souvenirs lumineux aussi. Je ne sais pas pourquoi ça se passe comme ça depuis la première fois que nous nous sommes retrouvés ensemble. Et on rit énormément aussi. Parfois, Fabian, son fils nous rejoint. Je demande s’il pourra être présent. Il me dit que Fabian travaille comme un forcené, qu’il est encore à l’imprimerie, qu’il faudrait quand même qu’il fasse attention à sa santé. Au cours de nos échanges, d’ailleurs, Fabian appelle… Rio décroche: “Oui, nous sommes au café. Tu travailles trop.”Fabian viendra plus tard. Et on continue à bavarder. Puis, tout à trac, Rio me dit: “Après on ira manger, mais pas trop tard. Tu viens de loin. Et comme tu viens de loin, c’est moi qui régale.” Et là, on re-re-bavarde. Rio évoque son instituteur de primaire, celui qui a senti en lui un garçon intelligent et qui lui a prodigué des leçons particulières par sens du dévouement et sans doute titillé aussi par quelque chose d’indéfinissable qui émanait de ce jeune garçon qui baragouinait un français improbable. Mais grâce à cet instituteur, Rio a très vite progressé, au point que lorsqu’il a remis une rédaction à ce même instituteur, celui-ci a douté que Rio en était l’auteur. Il avait vraiment progressé très vite.
Nous sortons du bistrot. La nuit est tombée. Il fait frais. Rio fume encore. On décide d’aller jusqu’à la pizzeria qui se trouve à trois ou quatre cents mètres plus loin. Nous y allons à notre aise, toujours bavardant.“Je crois que nous ne pourrons pas nous asseoir, dit Rio. C’est bourré de monde.”Effectivement, il n’y a plus de place libre. Rio propose un autre restaurant situé vers le centre. Toujours bavardant et rigolant on se met en route. Cette fois, le restaurant est vide, et fermé.
“Pas de chance, dit Rio, en rigolant. D’habitude c’est ouvert tout le temps.”J’ai repéré un genre de friterie au coin de la rue, je dis à Rio qu’on peut aller là. Il acquiesce. On entre dans le local qui est propre, sent la graisse et dont la patronne est jeune et souriante. Malheureusement, il ne reste plus grand-chose: c’est la fin de la journée. Il y a encore des boulets (une portion). Normalement une portion comporte deux boulets. Nous nous partageons la portion. Avec des frites (excellentes). Chaque boulet est gigantesque. On a bien fait de partager.Tout en mangeant, on se raconte encore des bêtises quand le téléphone de Rio sonne: C’est Fabian qui se demande où on est passés. Il croyait nous trouver à la pizzeria. On lui dit que nous sommes à la friterie du coin de la rue. Et peu après, Fabian arrive. Il prend des frites, je crois. On repart de plus belle dans la rigolade. Il travaille trop, Fabian. Beaucoup trop. Faut qu’il se repose.
Puis vient l’heure de fermeture. On sort et on remonte vers la Maison de la Poésie. Il est tard. Et là, à hauteur de ma voiture, on se remet à bavarder; Rio lance des énormités en tirant sur son cigarillo, les yeux plissés par un sourire; Fabian éclate de rire, moi aussi; et on reste un temps fou à hurler de rire sur ce bout de trottoir. Nous en avons des larmes aux yeux.Quand vient l’heure de la séparation (“Francesco, fais attention sur la route, ne t’endors pas”), on se fait tous la bise. Je monte dans ma voiture et je m’en retourne chez moi après avoir adressé un dernier au revoir à Rio et Fabian.
Là, tout de suite, je suis revenu à notre dernier échange, qui date de vendredi soir. Je demandais à Rio si ça allait bien. Il m’a dit que le confinement ne changeait pas beaucoup ses habitudes. Il ne sortait plus beaucoup. J’aurais pu parler de la poésie de Rio, de ses goûts littéraires, de son implication dans la Maison de la Poésie d’Amay et dans celle de l’Arbre à Paroles. Tout cela est très important pour la Poésie qu’il aimait tant. Je me rappelle sa lecture à l’AEB, un samedi après-midi, j’aurais pu évoquer cette journée passée chez Claude Miseur, J’aurais pu parler de lui de tant de façons diverses. J’ai choisi ce dernier jour en sa compagnie, il y a un mois à peine. Il n’y a rien d’extraordinaire dans cette journée. Une journée d’amitié tranquille et de rires. Rien d’autre. Le 18 février, pour confirmer l’heure de notre rendez-vous, je lui avais proposé 15 h… et il m’a répondu qu’il allait profiter du soleil pour faire un tour au jardin.
Et je lui ai répondu en italien, comme on se plaisait parfois à le faire: “Buona passeggiata. A domani.” “Bonne promenade. A demain”.
© Rio Di Maria