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Théâtre et écriture radiophonique chez Jacques Crickillon: Sommeil blanc, Le Cobra noir, Avec Ramses, critique de la tyrannie et crise existentielle

Thierry Genicot et Eric Brogniet

Pour 

Jacques Crickillon

Jacques Crickillon a écrit plusieurs textes pour le théâtre et des pièces radiophoniques. Deux textes radiophoniques ont été diffusés par la RTBF en 1981, dans une réalisation et mise en ondes de Thierry Genicot: Sommeil blanc, Le Cobra noir; en 1984, Avec Ramsès, interprété par Jean-Claude Derudder, dans une mise en scène de Micheline Hardy, fut joué en première mondiale au Théâtre de l’Atelier Sainte-Anne à Bruxelles. Voici la liste des œuvres écrites pour la radio: les dramatiques radiophoniques Sommeil blanc, R.T.B.F., 1980; Le cobra noir, R.T.B.F., 1981; La ronde du chevalier, R.T.B.F., 1982; Le cri de Tarzan, Radio suisse romande, 1984. Et celle des pièces écrites pour la scène: Avec Ramsès, réalisé par l’Atelier Sainte-Anne, 1984; Neige; Ibiscus; Le radeau dans la cave.

On retrouve dans les trois textes que j’évoquais d’entrée de nombreux invariants de l’œuvre poétique ou en prose: l’opposition ou la cohabitation entre le fantasme et la réalité; des confidences autobiographiques voilées; la confrontation entre un monde et des personnages asservis et médiocres, dogmatiques et maltraitants et un individu, vecteur de savoir et d’enseignement, de haute morale, épris de liberté et d’amour, qui se trouve systématiquement pris entre deux feux: son aspiration à la liberté et la tyrannie exercée par l’administration, les voisins, le ministère, l’hôpital, la famille, les jeunes, les parents; son sens du devoir et son besoin viscéral de laisser libre cours à son imaginaire alors que tout lui rappelle de ne pas trahir sa mission. Entre la mort inéluctable, individuelle comme dans Sommeil blanc, ou sociétale comme dans Avec Ramsès, et la survie, c’est précisément dans “le rapport dialectique entre le quotidien et le légendaire que se fonde l’univers poétique de Crickillon” (J.D.D., Le Soir, 10 octobre 1981). Un univers poétique structuré par le temps et la mémoire de la souffrance et de la perte et par celui de l’amour, de l’émerveillement, de la création dans la parole même.

Qui peut le mieux présenter son projet d’écriture, sinon l’auteur lui-même? Jacques Crickillon écrit:

“Avec Ramsès montre, au premier degré, une crise morale. Un professeur d’enseignement moyen est en congé de maladie pour dépression nerveuse. Il attend l’accord du Ministère de la Culture pour partir en voyage d’étude dans un pays tropical. La pièce nous le montre, du début de l’après-midi à la soirée, tournant et soliloquant dans son appartement, espérant un coup de téléphone du Ministère et redoutant la sonnerie de la porte d’entrée qui pourrait annoncer la visite du médecin contrôle. Le personnage est pris entre son désir d’ailleurs et la condamnation sociale de ce désir; quand on est en congé de maladie, on ne voyage pas; mais précisément, n’est-il pas malade parce qu’il ne voyage pas, parce qu’il est immobile, figé, paralysé? Le professeur est pris en tenaille entre le Ministère de l’Education nationale qui lui ordonne de garder la chambre et le Ministère de la Culture (qui figure son désir profond) qui pourrait l’envoyer au loin. Comme l’élève qu’il fut jadis, le professeur est le lieu où s’exercent jusqu’à l’absurde les autorités tutélaires. Et il ne cessera, dans tout l’espace de la pièce, de se heurter au problème de l’autorité, celle qu’il exerce et celle qu’il subit. Car le professeur est double, et les contradictions dont il est hanté le vident.

Pourquoi le Professeur?

Parce qu’il est, avant toute chose, celui qui doit apprendre à vivre. Et cette fonction, il l’assume dans une conjoncture qui n’a de cesse de le nier. Le Professeur est ainsi le centre de toutes les contradictions sociales, de toutes les hypocrisies. Il est le véhicule d’un idéal que tout dément. Or, il lui est impossible d’abdiquer totalement puisqu’il ne cesse, comme une souris, d’avoir des enfants. Éternel élève, le Professeur, lui qui ne quittera jamais l’école, pour y être écartelé entre l’assujettissement et le pouvoir; un espace inhabitable où cependant il ne cesse de prêcher l’authenticité. Son drame est que son existence même constitue une intervention dans un processus mental auquel il ne peut adhérer qu’au prix de la bêtise, ce qui, heureusement, n’est pas donné à tout le monde. Donc, une pièce en l’honneur du Professeur! Mais en creux, en abîme. Sans doute est-ce le prêtre dont la foi chancelle qui s’approche le plus du sacré.


Si le contexte socio-culturel de l’époque était à une remise en question du système scolaire, cela explique le face-à-face, chef-d’œuvre d’un absurde kafkaien, entre le Professeur et Madame Dufrenne. Mais si l’on se place sur un plan plus métaphysique, comme c’est le cas chez Beckett, Avec Ramsès se présente comme l’exposition monologuée d’une crise intérieure, d’une prise de conscience du vide, dont le seul témoin est le chat du narrateur, Ramsès…


Trois ans plus tôt, Jacques Crickillon avait écrit deux pièces en diptyque dont le signalement tient dans les deux adjectifs qualifiant les noms de chaque titre: Sommeil blanc, Le Cobra noir pour dire la complémentarité dans les différences mêmes, les deux visages de l’utopie, le cercle infini de la guerre et de l’amour. Dans ces deux grands textes, Crickillon distord le Temps et l’Espace, fait une fois de plus entrer en collision le réalisme et le fantasmatique, le quotidien et l’imaginaire. Au-delà du premier récit, la fable métaphysique est présente en filigrane et ses grands thèmes du vide, de l’absurde, de la violence mais aussi de l’amour, de la couleur et de la vie s’expriment à travers les dialogues entre le narrateur et une figure de l’autorité contraignante, avec en arrière-fond, dans le discours du narrateur un second discours évoquant la Fille de Feu, avatar des figures ultérieures de la femme-guerrière, Isis ou Ishtar et de la femme-refuge, Lorna. Dans Le Cobra noir, la conversation entre Madame la Directrice et l’enseignant Monsieur Durandeau est accompagnée comme le ferait une basse continue par le propre monologue de Durandeau, qui, en même temps qu’il répond à son interlocutrice, passe à un autre registre de communication, celui de l’observation et de la critique socio-macroscopique, avant de mettre au devant de la scène les plus folles et libres créations de son imaginaire… agents de la seule révolution qui vaille. Voici comment Thierry Genicot présente à la fois les deux œuvres mais aussi le travail proprement dit de la mise en ondes et sa justification artistique dans sa préface à l’édition de Sommeil blanc et Le Cobra noir par les Cahiers du service dramatique de la RTBF, Centre de production de Bruxelles, 198, n° 6:


Des mots aux micros


Parler des textes qui suivent invite à mettre d’abord en évidence la transparence des univers de Jacques Crickillon. Cette transparence pourrait être celle des écritures (poèmes, nouvelles, fictions radiophoniques) qui ont toutes pour vertu de lever des univers d’images dans leurs gestes, dans leurs styles, dans leurs étalements de textes. Ainsi lire ces œuvres revient en même temps à lire plusieurs lieux du texte. Ces lieux seraient les lieux entremêlés de l’Imaginaire, des imaginaires de Jacques Crickillon.

Parler des textes qui suivent suscite à parler de ce qui fait l’écriture de cet auteur aux genres multiples. Le monde de la quotidienneté semble en être la trame. Or voilà une trame forcée où l’espace et le temps n’agissent pas comme superposables au réalisme. Temps et Espace sont distordus sous les apparences de l’évidence. La mémoire et le regard apparaissent conformes à la mesure commune alors qu’ils tournent dans des univers dérisoires, dramatiques ou cyniques.

La prose simple des mots fait des textes de Jacques Crickillon un champ d’entrecroisement où le banal n’est autre que le désastre de l’inquiétude, où le flagrant n’est autre que le mystère même, où le chuchotement n’est que l’au-delà du cri ou du rire muet.

Ainsi Sommeil blanc conduit le lecteur dans l’univers carcéral de l’hôpital, peut-être, lieu du non-savoir de la mémoire, où le rêve n’est qu’éveil de la conscience en perdition; le temps et l’espace tenant de la légère anticipation.

Ainsi Le Cobra noir renvoie à l’univers du souvenir qui est le maintenant dénaturé d’où émerge la jouissance triste de l’employé en butte aux frustrations féminines d’une directrice. Dans cet espace du souvenir, l’obligation militaire de l’héroïsme dérisoire. Entre le présent et le passé, seule une continuité distordue.

Il me semble que si ces deux textes travaillent dans ce cahier en suite, et en tous cas en homogénéité, ce qui apparaît comme étant leur propre, c’est qu’ils parlent présentement au lecteur par les yeux. Tout à l’heure, une autre fois, ils s’adresseront à l’auditeur dans le silence de l’écoute. Parler par les yeux, s’adresser par l’écoute font de ces textes ici réunis les occurrences de l’écriture radiophonique.

Ainsi, il y a écriture, oui. Il y a imaginaire pour les yeux quand le regard dérive et s’évapore de la page silencieuse. Ainsi et par ailleurs, il y a texte radiophonique quand l’écriture ploie devant les sons comme branches agitées au ciel dansant. Deux écritures par les mêmes mots, donc. Peut-être le propre de toute écriture radiophonique, ici, par cette définition risquée.

Et ce qui est vrai pour le lecteur, l’est aussi pour le réalisateur. Le réalisateur lit comme un lecteur mais prévoit et entend déjà comme un auditeur avant de mettre en ondes. Car lire par les oreilles donne la condition de l’invention radiophonique. Les deux textes ici réunis donnent l’occasion de cette condition. Ces textes obéissent à la fiction. Ils peuvent se lire suivant la règle de toute lecture, mais par delà, ces textes sont affaire de micros. Il s’inventent en plus ou d’abord et avant tout par l’imaginaire des sons. Mettre en scène, sur eux, à partir d’eux, les sons, les espaces, les images sonores, fait de ces écritures des autres œuvres; là réside l’art des micros; là réside dans le texte la fertilité des images en expansion. Cependant, tout texte n’est pas forcément passible d’évoquer l’aura sonore. Il y a des écritures qui nagent dans l’intuition de la réalisation de cet imaginaire sonore. Il y en a qui y sont rebelles. Pouvoir en lisant une écriture entendre, déjà, c’est savoir d’avance l’œuvre radiophonique. Ne pas pouvoir, c’est toucher les limites de l’espace de la mise en œuvre des sons.

Et les textes qui suivent ont comme puissance cette appartenance à la région de cette fertilité du sonore. Car ils ont été montés pour la radio, mais ils sont à lire, ici. Et les imaginaires qui les remplissent sont pluriels. Deux lieux: le lieu des yeux, le lieu des sons.

Ailleurs que dans Sommeil blanc et Le Cobra noir réside enfin, au-delà de ces cahiers, une bande magnétique où s’enlèvent grâce aux mots, les multiples de la transformation, apparitions-disparitions des voix, musiques, bruitages, jeu de canaux, intention de la manipulation perverse. Cet ailleurs constitue le canton de l’imaginaire du sonore qu’offre l’art des micros. Il fonde toute raison radiophonique.


Peu d’écrivains, dans les lettres actuelles, sont arrivés à baliser un univers qui soit aussi complet, et aussi autonome”, écrivait Jacques De Decker à propos de Crickillon. Pour accéder aux enregistrements des deux pièces radiophoniques de Jacques Crickillon mises en ondes par Thierry Genicot, et pour écouter La Ronde du Chevalier, cliquez sur les liens suivants :



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