T’imaginer mort, Marc ?
Daphné Tamage
Pour
Marc Danval
Ce n’est pas si simple de t’imaginer mort, cher Marc.
D’ailleurs, je n’ai aucune envie d’en fournir l’effort, puisque tu n’es mort pour personne. Je vis avec toi au quotidien. Je te demande de l’aide, je trinque et j’écoute du jazz en ta compagnie, je t’interroge: “Teddy Wilson ou Mal Waldron au piano avec Billie sur Fine and Mellow?”
Plus je prends de l’âge, plus la mort subit en moi d’étranges variations. Ce n’est pas que mon cerveau n’accepte pas la perte. C’est qu’il la transforme. Alors plutôt qu’un hommage, un remerciement.
Tu m’as sauvée du désastre de l’adolescence. Tu m’as fait entrevoir autre chose que mes mauvaises amours, la grisaille de nos terres, l’ennui des cours. Tu m’as fait goûter à la drogue de ces mondes parallèles que tu chérissais tant. Je suis devenue droguée du passé, comme toi, et dotée de la même infirmité que toi: cette incapacité, ou plutôt cet entêtement à refuser de mettre un pied dans la vraie vie. Et maintenant, je suis comme une idiote à avoir voulu te ressembler. J’en veux à la pluie de pleuvoir, parce que dans ton monde, il ne pleut pas, ou si peu.
J’ai quinze ans à l’époque. Je vis dans un bivouac — des caravanes ont été installées en U sur un terrain boisé. On n’a pas la télé, maman rachète les disques que brade la Médiathèque, faute de les louer — ça n’intéresse personne. Damia, Fréhel, Polaire, Mistinguett. Je suis une adolescente des années 2000 biberonnée à la musique de l’entre-deux-guerres. Ça fait de moi un humain hybride, souvent pour le pire — c’est forcément tragique et un peu idiot comme musique, tu le sais bien, tu en riais.
Un jour, je t’entends à la radio. Coup de foudre. Quelqu’un a l’audace de diffuser sur les ondes la musique que j’écoute. Je t’écris avec mes mains adolescentes pour te dire combien je me sens reliée à toi sans te connaître. Tu m’invites au direct de ton émission. Je me déplace avec le gros exemplaire NRF de Belle du Seigneur contre le ventre, comme pour me rassurer, comme pour te dire: “J’appartiens à ton monde, adopte-moi”. Tu remarques le livre, on s’aime tout de suite.
Mais Marc, comment ne pas t’aimer? Comment ne pas aimer ce qui “hausse le réel d’un ton”, pour reprendre les mots de Bachelard? Parce que ton métier, ce n’était pas journaliste-animateur-chroniqueur-comédien-écrivain-poète-gastronome-jazzologue ou que sais-je. Ton métier, c’était rendre le réel habitable pour ceux qui t’écoutaient et te côtoyaient. Habitable: non-suffocable. Tu étais la mémoire qui embellissait le présent.
Je te chéris comme on chérit l’apparition de la luciole dans la forêt noire. Tu m’as rendue moins bête, c’est une certitude, mais tu m’as aussi appris que le réel n’était supportable qu’à condition de le soumettre, de lui déboîter le cou, de l’asperger de lumière. Quitte à porter des vestes autrichiennes, les lunettes de Guitry, des pantalons en velours à bretelles et des baskets tricolores. Se démarquer, se refondre une identité propre, prendre un pseudonyme, ne pas plier, jamais, sous le conformisme qui menace.
Tu adorais les femmes et les femmes te le rendaient. Ton secret? Tu endossais tous les rôles: grand-père, père, prétendant, employeur, ami, mari, ex-mari, voisin, correspondant, collègue, clown. Tu étais faussement intransigeant avec nous, c’était délicieux. Parce qu’en réalité, Marc, ton cœur, il était tout tendre.
Il y a quelques années je t’ai dit, en plaisantant, qu’à ta disparition je serais heureuse que tu me lègues, en guise d’héritage, la photo dédicacée de Mistinguett qui était accrochée au mur face auquel nous travaillions ensemble, plutôt que d’en faire don à la Bibliothèque Royale, dans le fonds créé à ton nom, où il prendrait la poussière — qui s’intéressait encore à Mistinguett?
C’était une boutade. Il m’était impossible de t’imaginer dans l’autre monde.
Tu m’as offert le portrait pour mon anniversaire. Cette photo en noir et blanc, ternie par le temps, c’est ce qu’il me reste de toi. Est-ce que ce cadeau, c’était pour me dire: “Tiens fillette, voici notre histoire. Écris la tienne, maintenant”? Tu n’aimais pas tout ce qui était symbolique, tu trouvais ça gnangnan, je t’épargne donc mes pensées magiques. N’empêche. De là-haut, va me dire que j’ai tort, je t’attends. Du symbolique, encore: tu t’en vas quelques mois après la parution de mon premier livre. La petite Daphné qui s’était assise quinze ans plus tôt à tes côtés pour te regarder animer la Troisième Oreille, celle à qui tu as tout appris, celle que tu as formée à l’indécence d’une vie hors de la vie, la petite Daphné voit enfin le jour, et tu en profites pour t’éclipser? Connais-tu le poids de ce flambeau? Sais-tu que je ne parviendrai jamais à ta démesure?
Je t’aime, Marc. C’est la première fois que je te dis “tu”. Que je te dis mon amour et mon admiration avec ces mots-là. Toi de chair face à moi, je n’aurais pas osé. Je suis ta “petite Daphné” pour toujours, je m’y blottis, c’est tellement doux. Et toi, mon ami, mon mentor, tu es la luciole qui éclaire les bois noirs de ma vie et qui murmure: “N’aie pas peur, ma petite. Le monde est vaste, je suis là”.