Mon humaniste frère d’âme
Daniel Salvatore Schiffer
Pour
Jacques De Decker
Ce 12 avril 2020 ne restera pas seulement, dans l’histoire de l’humanité, comme le saint dimanche de Pâques, fête censée commémorer, au sein de la chrétienté et pour qui a la foi, la résurrection du Christ après sa passion puis sa crucifixion, innommable martyre, et sa consécutive mise au tombeau. Non, cette historique date, synonyme de joie pour les croyants, demeurera aussi, paradoxalement, comme un jour immensément triste – un inconsolable jour de deuil – pour le monde de la culture et, plus précisément encore, des lettres : Jacques De Decker, Secrétaire perpétuel honoraire de l’Académie royale de Langue et de Littérature françaises de Belgique, mais aussi l’une des plus belles plumes*, magnifique écrivain et merveilleux dramaturge, de la francophonie, vient, en effet, d’y laisser définitivement sa vie, emporté brutalement, à l’âge de 75 ans, par l’ultime mais fatal assaut d’une crise cardiaque.
Un homme d’exception, ou la grâce des Seigneurs
J’étais suffisamment proche de Jacques pour connaître les circonstances plus exactes de sa mort, aussi tragique qu’inopinée. Je ne m’y attarderai toutefois pas ici : l’intimité des sentiments n’empêche pas, bien au contraire, la dignité de la situation tout autant que la pudeur de la mémoire ! Je me contenterai donc plus humblement, en ce modeste mais sincère hommage, de rappeler à quel point il fut, tant en son cœur qu’en sa raison, un homme d’exception : à l’intelligence vive mais au caractère doux, à la réflexion acérée mais à la sensibilité délicate, au style alerte mais à l’écriture ciselée. Bref : un homme doté d’une rare élégance, dans l’exigence de la pensée comme dans le raffinement de l’allure ! Il avait la grâce (je préférerais ne pas parler ici, au vu de ce bel esprit de tolérance tout autant que de cosmopolitisme qui le caractérisait, de « race ») des seigneurs !
Jacques, pour moi, ne fut pas seulement, depuis près de vingt ans, le meilleur des amis : le plus fidèle, le plus loyal, le plus généreux, le plus attentif, le plus estimable, le plus profond, qui me gratifia des plus doctes et brillantes critiques, parfois même de la plus excellente ou incisive des préfaces, autour de quelques-uns de mes propres livres (dont ma Métaphysique du dandysme, publiée, en 2013, dans la collection de poche – « aca poche » – de l’Académie royale de Belgique). Il fut aussi, au fil de ces longues conversations dont il me fit l’immense honneur de me rendre complice, celui avec qui j’avais régulièrement, dans son vaste bureau de cette vénérable institution qu’est l’Académie, les échanges intellectuels les plus féconds, intenses et cordiaux à la fois, où la pertinence de ses propos comme la bienveillance de son regard, de son large sourire et de ses yeux pétillants, n’avaient d’égale que la lucidité de ses analyses. Jacques, en effet, était un Sage : un de ces rares et précieux sages, à l’image jadis d’un Socrate, d’un Erasme ou d’un Schopenhauer (auquel il avait décidé dernièrement de consacrer une biographie), comme il en existe désormais trop peu, aujourd’hui, au sein de notre pseudo-modernité.
Compassion et tendresse de pitié (selon Albert Cohen)
Oui : j’aimais Jacques, profondément. J’avais, pour lui, cette affection mêlée de tendresse qu’un fils réserve généralement à son père. Car Jacques De Decker fut aussi pour moi, effectivement, comme un père spirituel : c’est toujours à lui que je m’adressais, en premier lieu, afin d’en obtenir, y compris sur le plan professionnel, les conseils les plus avisés, les plus judicieux. Jamais il ne me fit, comme à bien d’autres niveaux, défaut, toujours fidèle au poste ! Mieux : Jacques, être profondément bon, nourrissait, pour ses vrais amis, cette inestimable qualité humaine, faite de finesse d’esprit et de grandeur d’âme tout à la fois, que l’admirable Albert Cohen nomme, pour mieux qualifier la compassion qui l’animait envers autrui, la « tendresse de pitié » !
Est-ce pour cet humble mais généreux motif – être inlassablement au service des autres – qu’il sacrifia parfois, du haut de cette humaine intelligence, sa propre œuvre ? « Humain, trop humain », aurait sans doute clamé également là, quoiqu’en un tout autre contexte intellectuel, le grand Nietzsche, pour paraphraser ici le titre de l’un de ses meilleurs ouvrages !
Le souci d’autrui
Aussi, en une telle perspective, est-ce à juste raison qu’un autre de ses plus fidèles amis, Jean Jauniaux, efficace président du Pen Club en Belgique et talentueux rédacteur en chef de la revue Marginales (revue littéraire dont Jacques De Decker fut précisément l’infatigable directeur et irremplaçable cheville ouvrière), écrit, dans une notice que l’Académie lui a demandé de rédiger en guise de biographie le concernant, que cette « œuvre », il l’avait quelque peu « négligée », effectivement, « pour se mettre au service des lettres, ‘des autres’, comme il le disait à propos de son prédécesseur, Albert Ayguesparse ». Et, dans la foulée, Jauniaux de conclure, non moins opportunément, « comme ce dernier, Jacques a continué jusqu’au dernier jour de son mandat à être cet « exceptionnel serviteur des lettres … des autres ».
UNE PERTE IMMENSE POUR LE MONDE DES LETTRES
Ainsi, avec ce décès prématuré de Jacques De Decker, est-ce un monument de la littérature belge, et plus généralement des lettres francophones, qui disparaît. La perte est considérable ! Le gouffre est béant, dramatique ! Le vide, cruel ! Et mon chagrin, comme celui de bon nombre de ses autres amis (je pense, en particulier, à la chère Véronique Bergen, que Jacques eut la belle et juste idée, parmi bien d’autres mérites, d’élever, il n’y a guère si longtemps, au rang d’«académicienne»), ne se révèle pas moins, en ces sombres et douloureuses heures de deuil, incommensurable.
Adieu : ma gratitude est éternelle
Adieu, donc, mon très cher Jacques, mon unique « frère d’âme » ! Paix à ton grand, profond et bel esprit !
Merci pour tout ce que tu m’as donné, offert sans partage ! Ma gratitude, pour toi, est éternelle !
Ma tristesse est sans fond, au-delà des mots : le comble pour un écrivain ! L’émotion me gagne ! Je te pleure, comme tous ceux – et ils sont nombreux – qui ont eu l’infini privilège de te connaître et d’être aimés par toi !
J’espère, un jour, te retrouver… Tu me manques, déjà, terriblement !
Philosophie de la mort (selon Schopenhauer)
En attendant, je te laisse ici, à titre d’ultime présent en ce bas monde, et peut-être aussi pour atténuer quelque peu ma peine, à défaut de pouvoir la consoler véritablement, cette salvatrice, magistrale réflexion, pensée extraite de son Monde comme volonté et comme représentation, de ce cher Schopenhauer, sur lequel, m’avais-tu un jour confié, tu t’apprêtais donc à écrire un nouveau livre : « La mort est le génie inspirateur, le ‘musagète’ de la philosophie (…) Sans elle, il n'y aurait sans doute pas de philosophie. » Parole, pour toi comme pour moi, de philosophe !
Ce texte est paru le 13 avril 2020, au lendemain même de la mort (survenue le 12 avril 2020) de Jacques De Decker, à la une du site du journal « Le Soir » (Bruxelles) avec, comme titre, L’hommage de Daniel Salvatore Schiffer.
*Je renvoie, en particulier, à ces deux chefs d’œuvre littéraires et stylistiques que sont, de Jacques De Decker, les biographies qu’il a consacrées à Ibsen (Gallimard – Folio Biographies, Paris, 2006)) et à Wagner (Gallimard – Folio Biographies, Paris, 2010). Au sujet de ce dernier ouvrage, je me permets de signaler l’entretien que j’ai eu avec Jacques De Decker, et que j’ai ensuite publié, sous le titre Richard Wagner ou la vie d’un titan, le 15 janvier 2012, à partir de mon blog « A l’alarme, citoyens ! », à la une de « Mediapart », premier journal en ligne de France.