Marcel Moreau, l’incandescence verbale au service d’un désentravement généralisé
Corentin Lahouste
Pour
Marcel Moreau
Marcel Moreau, emporté par le coronavirus, s'en est allé aux premières heures du samedi 4 avril 2020… Mais restera, sans conteste, l'écriture bouillonnante et séditieuse de cet exceptionnel écrivain d’origine belge[1], né à Boussu en 1933, qui vivait cette dernière comme un corps émotionnel, sensoriel, qu’il n’a cessé de maintenir alerte durant plus de cinquante années. Cette ardeur a nourri le développement d’une œuvre prolifique et bigarrée dont un des enjeux majeurs était de faire redescendre la raison « en terrain ventral, donc vital, donc central et frémissant », pour reprendre une formule que Moreau affectionnait particulièrement. Le prologue de La vie de Jéju, paru chez Actes Sud en 1998, qui permet d’appréhender le titre de l’œuvre ainsi que sa visée, en est une belle illustration :
Jéju : diminutif de Jéjunum.
Jéjunum : partie de l’intestin.
Intestin : voir tripes.
Tripes : terme en usage pour désigner la profondeur
et l’intensité d’un sentiment.
Exemple (vieilli) : écrire avec les tripes.
Son entrée dans le monde des lettres fut à son image : tonitruante. En effet, Quintes, son premier roman, qui fut repéré, dès sa parution en 1962, par Jean Paulhan, Raymond Queneau et Simone de Beauvoir, a fait grand bruit (en étant également cité pour le Goncourt et retenu dans la sélection du Renaudot en 1963) et a constitué le premier jalon d’un idéal façonné peu à peu : la recherche, à travers un travail poétique intensif, de la « vie désentravée », de la fruition – terme, signifiant la jouissance suprême, dont il déplorait l’oubli et que, pour cette raison, il accrédita comme le plus beau et précieux de la langue française.
Ses textes, inclassables, emportent loin mais surtout très profondément. Dans Mille voix rauques (1989), Moreau allègue ainsi la chose suivante : « Mon cosmos est en bas. Dans le vertigineux visqueux. Dans ce qui est stellaire de ce qui est en dessous. […] Ce sont les mêmes abîmes, mais ouverts dans la chair, dans l’esprit. […] On descend, on ne cesse de descendre vers ces ciels inférieurs, très inférieurs. Vers ces étoiles spongieuses, imbibées d’informulé, d’infrapensées » (p. 52). Ami de Jean Dubuffet, de Pierre Alechinsky et de Roland Topor, il aimait la transgression. Souhaitant perpétuellement mettre le feu au bon sens, il se présentait comme un barbare allergique à tout conformisme : « Suis-je né barbare ? Sûrement. De la barbarie j’ai gardé le meilleur. La brûlure, l’indomesticable beauté de tout ce qui me rattache à la nature, aux énergies antérieures à la falsification », proclame-t-il là encore dans Mille voix rauques (p. 104). Véronique Bergen en parle quant à elle, à la suite de sa disparition, comme d’un artiste taillé dans l'insoumission, qui aensauvagé la langue, en portant la littérature dans les zones des pulsions, de la matière, de l'ivresse charnelle.
Il s’agissait toujours pour Moreau, avant tout, de faire vaciller les idées fixes, lui qui a continuellement opté pour l’informe, le mouvant, le disruptif, comme en atteste cette allégation tirée d’un de ses livres : « Pour le reste, je suis nomade, errant. Houleux de ruptures ». Cette dynamique, on la retrouve au cœur de son texte le plus fameux, Julie ou la dissolution, publié en 1971 et grâce auquel il a obtenu le prix Charles Plisnier, dont voici un extrait :
« Ce que j’entrevoyais brusquement, à travers Julie, c’était le champ immense de l’aventure : les paroles inouïes, les actes inattendus, les départs, les vertiges, les grands affalements liquides, l’Orgie, l’Obscène Acrobatie. On peut se poser la question : pourquoi tous ces émerveillements ? Je n’avais donc jamais vu ça ? Non, je n’avais jamais vu ça. Autrement, toute une mécanique sociale me tenait cloué au sol dans l’attitude du lion blessé, en voie de domestication. Aujourd’hui une créature frêle me rivait au même lieu parmi les mêmes visages mais dans des desseins moins utilitaires : l’effrayante mobilité du corps et de l’esprit ; la suave perdition, qui vous envoie dans tous les sens sauf le bon ; la mort de l’esprit de sérieux. Entre l'aliénation et la fascination, je choisissais la seconde fixité, la plus paradoxale des deux, puisqu’en fait elle disperse la résistance de l’être aux quatre vents. Je n’avais jamais subi autant de mutations en aussi peu de temps. On me changeait sans cesse les yeux, on les remplaçait sans cesse par d’autres, qui voyaient mieux, et plus loin et plus féerique. »[2]
Ses écrits, qui exaltent les vertus du paroxysme et que l’auteur dépeignait comme « denses et tumescents, à s’en faire sauter les ligatures syntaxiques ou grammaticales » (Une philosophie à coups de rein [2007], p. 334), sont, à l’avenant, marqués par une très grande inventivité langagière faisant la part belle aux néologismes tels que animadversion, vertigiste, envolter, ou chaonaissance. Moreau a ainsi mené un travail de sape des fossilisations langagières, à l’aide de « grands mots bourrés d’explosifs », de mots possédant « une charge détonante » et un « poids de sauvage volupté »[3]. Dans cette lignée, il n’a cessé de récuser toute convention, de désagencer les ordres établis, ainsi que de déstructurer la langue française, en célébrant une littérature qui puisse « culbuter [la] bienséance, soulever et pulvériser les structures surannées, traverser et emporter furieusement l’esprit » (Le chant des paroxysmes [1967], p. 97).
Avec sa mort, c'est une des grandes – bien que tristement méconnues – plumes belges de la littérature contemporaine que nous avons collectivement perdue. La puissance déflagratrice de son incandescence verbale manquera ! Mais l’ultime leçon que l’on pourrait retenir de lui, qui prend la forme d’une disposition existentielle à embrasser et qu’il est possible de composer à partir de deux fragments de Bannière de bave, son deuxième roman paru chez Gallimard, est la suivante : que « la désaxation se propage amoureusement » (p. 240) afin d’arriver à « une connaissance dévergondée de la beauté » (p. 48).
Et espérons au final un regain d’intérêt pour ce monstre[4] des lettres francophones dont un des textes a justement été récemment remis en lumière par une maison d’édition française (Quidam Éditeur) qui a décidé d’ouvrir sa collection – au titre suggestif – « Les indociles » — avec la réédition d’À dos de Dieu ou l’ordure lyrique, initialement paru en 1980, cette « [m]achine de guerre contre l’ordre et les valeurs du monde », cette « épopée joyeusement désespérante, burlesque, apocalyptique, affolante, quasi carnavalesque »[5].
Corentin Lahouste
[1] Bien qu’il se revendique comme « écrivain apatride d’expression française », se disant « le patriote de cela qui n’a pas de frontière » (Voir La Nukaï [seconde partie du Chant des paroxysmes], Paris, Buchet-Chastel, p. 130). [2] Julie ou la dissolution [1971], Bruxelles, Labor, 2003 (Espace Nord), pp. 71-72. [3] Mille voix rauques, op. cit., pp. 25 et 27. [4] Voir Corentin Lahouste, « MM le maudit. Marcel Moreau, Monstre Maudit », Textyles [En ligne], 53 | 2018 — Malédictions littéraires, pp. 89-103, mis en ligne le 15 février 2019. URL : https://journals.openedition.org/textyles/2906. [5] Voir http://www.quidamediteur.com/catalogue/les-indociles/a-dos-de-dieu.