Il faut reboiser l’âme humaine
Daphné Tamage
Pour
Julos Beaucarne
Nous venons d’emménager dans le jardin du presbytère de La Bruyère, près de Beauvechain. C’est l’histoire de quelques mois, le temps de se refaire. Maman a déroulé ses tapis élimés sur la terre humide. Nous frôlons le tout confort: une cuisinière au gaz, un évier, un canapé et même un écran de télévision, le tout protégé par une bâche de chapiteau. Quand il pleut, on ne s’entend pas.
Le prêtre du presbytère vient boire des bières le soir, il se sent seul. Il aime les films d’action. Je me dis que quand il est parmi nous, Dieu ne doit pas être loin. Mon frère rampe dans l’herbe avec sa couche, ma petite sœur tient à peine debout. On entend rugir les avions de la base militaire d’à côté.
Je te vois toujours arriver de loin. Tes pulls, ta démarche particulière, tes cheveux blancs, tes yeux qui brillent. Mais ce n’est pas ça, Julos, que je distingue en premier. Les mages de ce monde, les sorciers et les poètes, les animaux et les enfants, tout un peuple sensible ne remarque d’abord que ça: cette aura particulière que tu trimbales avec toi. Aura? Douceur.
Je cours dans tes bras, je t’adore, tu me dis que tu reviens d’une île où des géants de tuf tournent le dos au Pacifique. Tu t’interromps. Un avion survole le jardin. Tu t’installes dans un canapé déniché je ne sais où par mon beau-père, tu ris de ton rire qui ne s’arrête pas. Tout ce que tu racontes est histoire, récit, aphorisme. Tu es beau, évidemment.
Je note ce que j’entends quand tu chantes c’est dans la boue que le lotus a ses racines, et je regarde mes pieds nus plantés dans la terre humide. J’ai des trous noirs dans les ailes, et je te demande, du haut de mes quatorze ans, si tes ailes à toi aussi refusent de s’ouvrir parfois. Je découvre l’étendue de ton univers: ta maison-foutoir, les babioles improbables ramenées de tes voyages, tes instruments de musique.
Depuis que tu me l’as racontée, l’île de Pâques me fascine, j’ai calqué mon rêve insulaire sur le tien. Pourquoi retourner te voir à Tourinnes-la-Grosse alors que tu te trouves dans les coins les plus reculés du monde? Je te croiserai en parcourant tes chemins, en humant la rose, en voyant s’affairer le pic vert (tu es dans le pic vert et dans la rose surtout) — tu es au Mexique, en Arabie Saoudite, au Québec, tu vis dans le cœur battant de la langue de mes ancêtres.
On enterre mon grand-père avant toi. Sur sa tombe, maman débouche le champagne et entonne “La P’tite Gayole”, ça fait sangloter de plus belle les endeuillés. Ça les rend plus forts, aussi. On le ressent en nous, ce noyau dur, on se rappelle soudain que c’est de là qu’on vient, de cette terre-là, nos larmes mouillent le champagne et les gobelets, on entonne ton hymne une deuxième fois, cent fois. J’en suis sûre, je l’entends: mon grand-père chante aussi.
Il y a peu, maman est allée seule rendre visite à tes pagodes. Refuser de me prendre avec elle, c’était m’enfoncer un roseau dans la gorge. Elle craignait que l’autre Julos, celui devenu astronaute, homme de l’espace et des plaines étoilées, si loin de nous désormais, efface celui de l’île de Pâques et du “Front de libération des arbres fruitiers”.
Tu t’en es allé alors que je me trouvais face au Tage, devant le grand chantier qui dévore Lisbonne et lui implante de nouvelles tours blanches asymétriques. “Il t’aimait”, m’a écrit maman au moment où j’apprenais ta disparition.
En ce mois de février où pleuvent les mauvaises nouvelles, où le futur se fane avant d’éclore, où tous les étangs gisent gelés/mon âmes est noire/où vis-je, où vais, je relève la tête et je t’imagine poser une main sur mon épaule, me regarder et me dire de ton grand-rire: “Tout est possible”.