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Amoral Moreau : les mots du désir, le corps du délire

Raphaëlle Hérout

Pour 

Marcel Moreau

Foisonnante et éblouissante, l’écriture de Marcel Moreau invite à penser et éprouver le débordement de tout ce qui régule l’ordre établi. Cette subversion de l’ordre établi constitue un objet de discours en soi dans l’œuvre de l’écrivain originaire de Boussu, comme dans Julie ou la dissolution, ou encore Bannière de bave, romans dans lesquels les rouages de l’ordre social, toujours trop moral, trop souvent bien-pensant et sclérosant pour le corps et l’esprit, vont se dérégler jusqu’à un dévergondage généralisé.

S’il s’agit bien de déstabiliser les conventions, il est également question de déstabiliser les représentations, et ce travail se fait par et dans la langue. Là réside l’ambiguïté de l’écriture pulsatile de Moreau: la langue est en soi une institution sociale normalisante, à vocation régulatrice. La société institue une langue unifiée, qui fixe les usages, et cette fixité est nécessaire à l’échange, à ce qu’il y ait du commun entre les locuteurs et les locutrices. Mais au-delà de la possibilité de l’échange, cette langue unifiée fonctionne comme une fiction d’identité, d’unité, visant à contenir à la fois la perception de l’altérité, et les jaillissements individuels. En fixant l’expression, la langue comme institution sociale balise la pensée et entrave l’émergence de nouveaux possibles lexicaux et syntaxiques.



Moreau intervient précisément dans les interstices de ce paradoxe: il travaille la langue normalisée pour en révéler son potentiel séditieux, pour déréguler les usages trop attendus des structures proposées. Et ce travail passe par une imprégnation physique de la langue, comme il l’explique dans Une philosophie à coup de reins, livre à partir duquel se charpente cette contribution: “Mon amour des mots ne me libérerait qu’à condition qu’entre ma nature plutôt sauvage et cette langue plutôt civilisée se conclue un accord au moins sur ce point précis: le corps se situerait au centre de leur empoignade d’abord, de leurs étreintes ensuite, un beau jour de leurs noces. Les instincts, quitte à la brutaliser, enseignaient leur danse à la langue, et la langue, quitte à s’en débrailler, enseignait la conscience aux instincts, il n’en fallait pas plus pour fonder en rythmique éperdue, inlassable, mon acte d’écrire, la volonté de savoir, mon désir de créer” (p. 21). Cette dérégulation ne prend toutefois pas les formes d’un sabotage. Moreau connaît les subtilités de la langue académique, et va donc mettre les règles au défi de l’expression d’une véritable intériorité, qui se vit physiquement. Il s’agit de faire jouer l’intuition contre la règle, l’instinct contre l’ordre de la langue, en d’autres termes, d’impressionner la norme pour affirmer la subjectivité.

Cette subjectivité est elle-même d’abord et avant tout langagière: “Tout a commencé le jour où je découvris que les mots avaient une conscience, constructive de ma propre conscience” (p. 196). L’écrivain se constitue donc par et dans ses mots, c’est une conscience verbale qui l’anime dans son écriture autant que dans son existence physique: “On ne devinera jamais ceci: que j’écrive ou que je n’écrive pas, je n’en finis pas d’être, au dedans, organiquement, viscéralement, un corps verbal vivant mon corps charnel, ou un corps charnel vivant mon corps verbal” (p. 27). Le travail d’écriture consistera alors à insuffler du charnel dans le verbal et inversement, à affirmer la part de verbal dans le charnel, ce que Moreau exprime en termes de dévoration: “j’ai le corps dévoré de mots. Il se nourrit de mots qui le dévorent, il n’en est plus à une contradiction près. J’ai le corps dévoré du sens des mots” (p. 46). La dévoration endurée devient un acte de connaissance, qui ouvre l’accès à une énonciation vécue comme authentique, permettant d’interroger le sens pour affirmer véritablement sa subjectivité, et de ne pas limiter l’usage de la langue à la répétition de formules et d’énoncés prévisibles.

La question du sens des mots pose celle du degré d’engagement de l’écrivain dans sa parole et, pour Moreau, l’écriture acquiert sa consistance par le risque qu’elle prend à sortir des cadres assurés pour provoquer l’inquiétude de la pensée. Ainsi dévoré, Moreau se présente comme étant la proie des mots, mais une proie consciente et lucide. Et le corps verbal va lui aussi être doté d’une matérialité physique, qui l’inscrit dans le monde: “J’avais l’impression, encore bien timorée, que tout en écrivant, dans le mouvement même de l’écriture, je leur [aux mots] rappelais qu’ils avaient une peau, des muscles, une chair, une histoire, un plexus, des yeux, un nez, une bouche, un sexe, des instincts et une hérédité furieusement sensorielle, comme moi” (p. 120). Dotés de caractères anatomiques, les mots sont incarnés et capables d’une expérience physique commune avec les sujets parlants. De cette représentation des mots dans leurs propres corps, nous retenons que la langue — l’organe comme l’idiome — permet une participation au monde physique, à rebours des expériences métaphysiques qui l’éloignent d’un ancrage charnel.

Le mouvement est ce qui permet dès lors à la langue d’exercer sa liberté et, partant, à l’écrivain d’éprouver la sienne. Si Moreau reprend l’argument barthésien de la langue qui force à dire, il l’infléchit en montrant qu’elle force surtout à assumer sa responsabilité de sujet parlant: “[J]” entends assumer cette responsabilité, n’en jamais démordre, prendre à mon compte, résolument, ce que les mots disent, me font dire, me condamnent à dire, faute de quoi c’est ma passion des mots qui s’en trouve irresponsable, donc suspecte, cette folie n’ayant pas la qualité requise pour affirmer sa prépondérance sur la raison. Si ce n’est pas sur moi que repose le poids des conséquences qu’entraîne le sens contracté par les mots à la chaleur du corps et de ses instincts, suis-je encore un écrivain, en droit d’affirmer qu’il l’est? Non. Par bonheur, mes mots eux-mêmes sont tels qu’ils m’ôtent le moindre doute à ce sujet. Ces mots sont conciliants, et de quelle manière! Ils me susurrent que nous sommes, eux et moi, coresponsables de ce qui nous arrive, en construction comme en déconstruction” (p. 118).

Ces représentations de l’écrivain habité par la langue, mu par les mots, et qui engage sa responsabilité dans son énonciation montre que l’écriture n’est ni un jeu ni un divertissement, mais un risque à prendre pour sentir la pensée vivante.

Sentir sa pensée vivante, se sentir vivant de pensée, passe donc par une collaboration active avec les mots, pour ne pas être un proférateur stérile: “Écrire, en ce temps-là, c’était en quelque sorte jurer à mon écriture que plus jamais, quand je serai un écrivant digne de ce nom, il n’y aurait de place, en elle, pour ces petits mots essoufflés, en manque de trempe pulmonaire, autour desquels s’organisent tant de pensées futiles, arrondies par le positivisme.” p. 120 Il s’agit au contraire de sentir le souffle de la langue agiter la pensée, d’essouffler le corps par la vivacité des mots. Cette nécessité du mouvement — du corps comme de la langue — prolonge et radicalise l’analogie valéryenne de la poésie comme danse; simplement chez Moreau, il ne s’agit plus de percevoir la différence entre prose et poésie, mais bien de percevoir la façon dont un usage authentique de la langue est nécessairement créateur, donc poétique. “Le problème, c’est que nous n’avons pas été éduqués à nous apercevoir, dès l’apprentissage de la parole, que les mots sont des danseurs. Ce ne sont pas des danseurs-nés, mais ils ont tout pour devenir, dans notre être charnel et spirituel, les grands danseurs de cet être, et pour ne rien cacher, de la vérité de cet être. Nous devrions nous méfier de tous les discours où l’on ne sent pas que les mots, le corps et l’esprit participent d’un même besoin d’être soulevés, et soulevants” (p. 10).

Ce rapport au mouvement de soulèvement montre que, pour Moreau, l’écriture fonctionne comme une mise en danger par la sortie de l’expression attendue et uniforme, par la recherche d’une expression vraie, corporelle, rendant possible l’exposition de ses désirs. S’ils sont danseurs par les mouvements qu’ils impriment sur le corps, les mots sont tout sauf des danseurs divertissants, ils se rapprochent bien plus de la corne de taureau de Leiris, celle qui fait ressentir le frisson par lequel l’écrivain (re) met tout en jeu. L’ancrage physique du travail d’écriture entre alors en correspondance avec le rejet des mots impuissants à signifier, des mots usés, épuisés: “il en va ainsi de beaucoup de mots illustres, vieux comme le monde, et jamais rafraîchis. Leur artériosclérose semble s’être indurée, une fois pour toutes, dans les articulations du langage dominant. A défaut d’un ressort, nous leur cherchons désespérément un souffle. Quand j’en appelle à l’irruption, dans notre corps sensoriel, de mots qui seraient des grands danseurs de l’être, ce n’est évidemment pas aux grands mots artériosclérosés que je songe” (p. 19).

L’écriture de Moreau ne laisse place ni au compromis, ni à la retenue, ses mots incitent à la plus grande dépense, celle seule qui permet de se livrer, qui ouvre à la réalisation du désir et à la jouissance d’une pensée incontrôlable. L’abandon des mots sclérosés, des chemins trop balisés, des pensées préconçues, est ce qui donne une telle vitalité à son œuvre et qui lui confère une indéniable vertu émancipatrice. Contre les formes d’écriture lisses et insipides, Moreau fait résonner des mots qui vont chercher, via l’outrance, les fondements de la pensée et du désir. “Mais il y a ce trou de mémoire dans la pratique de la pensée et de la langue quadrillées. De la pensée quadrillée à la langue grillagée, il n’y a pas loin, parfois. Les grillages et les quadrillages comme tonalité majeure de la parole qui mène le monde, c’est souvent ce que mes yeux et mes oreilles perçoivent, quand je suis ivre de lucidité” (p. 91).

Cette sensation d’ivresse caractérise ainsi le style d’écriture de Marcel Moreau, et cette ivresse d’exalter les possibles de tout sujet parlant, de “le libérer de la part croupissante de son être” (p. 17). L’ivresse comme dérégulation générale imprime un rythme pulsionnel beaucoup plus intense à l’écriture, permet de s’abstraire de la rationalité dans l’optique de chercher une parole authentique, vibratoire, affranchie. C’est bien à la langue que revient le privilège, par l’expression qu’elle permet, de faire l’exercice de sa liberté: “Si cela continue, il n’y aura bientôt plus d’esprit ni responsable ni libre ni volontaire, il n’y aura bientôt plus que le paysage désolé d’une langue purement déterministe où la syntaxe et la grammaire feront office de verrous, s’agissant pour elles de nous fermer aux grandes ivresses du corps disant, pensant et écrivant” (p. 90).

Ouvrir les verrous, dévergonder les portes par trop pesantes pour laisser s’échapper tous les instincts que la société tend à contenir devient par conséquent un programme poétique et politique; “[p] ar liberté, je veux parler de la possibilité qui nous reste encore de mettre au jour, donc d’amener à la conscience, par le langage, les fabuleuses prédispositions de nos gisements jusque-là réprouvés — le meilleur de notre parole engloutie — à se constituer en riposte visionnaire, ivre d’espaces intérieurs, aux techniques de réduction de l’homme à une chose” (p. 104).

Cette façon de faire l’autopsie d’une langue morne qui, parce qu’elle a perdu sa vitalité, entraîne nécessairement un processus de réification du sujet parlant, fonctionne comme un garde-fou pour ne pas sombrer dans la facilité d’une langue autant domestiquée que domestiquante. Il s’agit au contraire pour Moreau grâce à la force évocatrice d’une langue stupéfiante, de provoquer les plus grandes secousses à la fois sur le corps humain, le corps de la langue, et le corps social. Le caractère transgressif de son œuvre tient donc à un langage qui montre que contre le renoncement à l’expression entière, le travail de l’écrivain est d’ouvrir à la possibilité d’une jouissance désaliénante dans et par l’écriture.

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